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    Les Fraternités de Jérusalem, fondées par le Père Pierre-Marie Delfieux, sont nées en 1975 au cœur de Paris. Après avoir vécu deux années dans le désert et de retour en France, celui-ci confia au cardinal Marty, alors archevêque de Paris, son souhait de devenir moine en ville. Il lui proposa de mettre en place deux communautés de moines et de moniales fidèles aux exigences de la vie monastique, professant les trois vœux de chasteté, pauvreté et obéissance, mais prenant en compte les réalités du monde. Se situant au cœur des villes, cette vie fraternelle s’inscrirait dans une solidarité avec les citadins par le fait de travailler à mi-temps mais surtout en témoignant de l’amour du Christ par une ouverture de la prière et une présence fraternelle auprès de chacun d’entre eux.

     

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      Sœur Marie-Emmanuelle, Sœur Pamela, pouvez-vous évoquer en quelques mots vos parcours respectifs ?

    Sœur M.E. : je suis devenue moniale à 23 ans, il y a 19 ans. Je viens d’une famille chrétienne très pratiquante. J’ai donc été baptisée toute petite par choix de mes parents qui souhaitaient me transmettre ce en quoi ils croyaient. Dans tous les endroits où nous avons vécu, nous étions très insérés dans la vie paroissiale et ces paroisses nourrissaient notre foi. Je n’ai donc pas vécu de grand questionnement ou de grand rejet au sujet de la religion mais je n’avais pas du tout le projet de vivre une vie consacrée. C’est seulement lorsque je suis devenue étudiante et après avoir vécu une expérience personnelle très forte, que je me suis posée la question d’une vie consacrée. Mais entre le moment où je me la suis posée et le moment où je suis entrée dans la communauté, c’est allé très vite.

    Sœur P. : J’ai été baptisée à 12 ans seulement. Étant petite, ma mère voulait que je sois baptisée car elle était catholique mais le prêtre lui a dit « Elle reviendra plus tard si elle le souhaite ». Il voyait bien que ma mère n’avait aucune intention de m’élever dans la foi, que sa demande était purement culturelle ! Puis j’ai fréquenté une école catholique au Canada et j’ai côtoyé des croyants qui m’ont sans doute influencée dans ma démarche et effectivement, il avait raison, je suis revenue !

    Vous avez vécu chacune une expérience transformatrice ?  

    Sœur M.E. : Oui ! et pourtant j’avais beaucoup de préjugés sur la vie consacrée ! Je pensais même que pour être bonne sœur, il fallait vraiment n’avoir rien d’autre à faire et moi, j’avais plein de projets ! Mais un jour, j’ai compris que la vie religieuse était un appel du Seigneur.

    Sœur Pamela : J’ai demandé le baptême à 12 ans et ce moment-là a été pour moi une expérience très forte comme un basculement de la mort vers la vie.

    Sœur M.E. : Toutefois, il est important de souligner que, comme tout engagement, celui-ci demande de la réflexion et l’entrée dans une communauté doit se faire par étape ; par ailleurs, elle se doit de porter une grande attention à vos aptitudes, à la possibilité qui est la vôtre de vivre une telle existence et à la possibilité de vivre la vie communautaire. Il faut donc que cet appel rencontre des circonstances favorables pour que la vie monastique puisse se mettre en œuvre.

    Qu’est-ce que la communauté à vos yeux ?

    Sœur M.E. : Le lieu choisi par le Seigneur. On dit souvent qu’on ne se choisit pas entre nous ; c’est le lieu que le Seigneur a choisi à la fois pour me permettre de grandir en sainteté et de témoigner de ma foi au sein de ma communauté, mais aussi pour me permettre de témoigner à l’extérieur avec ma communauté. Du coup, il est nécessaire, vital et heureux que ce soit le lieu de la prière commune, de la fraternité, le lieu de l’amour chrétien en actes et pas forcément de manière sentimentale.

    Sœur P. : On dit que le Christ est la tête d’un corps. Je pense que nous ne sommes pas juste des atomes libres dans un cosmos et qu’existe pour chacun d’entre nous le projet de nous lier les uns aux autres. C’est un projet de communion et c’est au sein de la communauté que je peux vivre cette communion. Bien sûr, j’essaye d’y être pleinement ce que je suis mais je suis aussi au cœur de ce lien avec d’autres individus qui formons un corps tendant vers la Tête de même que la Tête tend vers nous. La communauté est ce lieu de passage du « je » vers le « nous » tandis que je découvre ce que je suis par cette relation intime avec Dieu qui me reçoit et qui m’offre en même temps. Il y a dans ce passage comme un ajustement à mes sœurs en premier lieu, puis à l’Église et enfin à l’humanité toute entière. Cela fait partie du projet de Dieu nous concernant qui se traduit par un double commandement : aime Dieu et aime ton prochain. Je vis ces deux commandements comme un seul en m’ajustant quotidiennement.

    Comment vivez-vous le fait d’avoir une vie consacrée et une vie dans le monde ?  Vivez-vous parfois un tiraillement ?

    Sœur P. : Pour moi, s’il y a tiraillement, il ne s’agit pas d’un tiraillement intérieur-extérieur de la communauté.  C’est le tiraillement du « vieil homme » « », expression qui parle de tout ce qui n’est pas accordé en moi avec l’amour, tout ce qui est fermé, tout ce qui est égoïste. Si je suis égoïste en communauté, je le serai également à l’extérieur, si ma sœur m’agace, l’autre va m’agacer donc, à mes yeux, que je sois à l’extérieur ou à l’intérieur, cela ne change rien. Parfois, il m’arrive de regarder mes sœurs et de me dire qu’il n’y a personne de plus différent de moi qu’elles !  Il n’y a pas, à mes yeux, d’antagonisme entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et la vie communautaire. L’antagonisme est vraiment en moi, dans mon regard et dans ma capacité de m’ouvrir, de me laisser déplacer, de savoir être qui je suis. J’ai du mal à me situer dans une logique de « extérieur et intérieur », cela ne fait pas partie de moi.

    Il n’y a pas de clôture (dans tous les sens du terme) ?

    Sœur P. : Il y a une clôture autour de mon cœur qui fait que je sais ce que je veux vivre mais ma valeur ne s’exprime pas au travers de la clôture, ma valeur, ce n’est pas de séparer les hommes, au contraire, c’est de pouvoir rencontrer Dieu dans chaque homme, de rencontrer mon Dieu et de l’aimer dans cette personne. Là où il y a effectivement une forme de clôture, c’est dans le fait de ressentir la nécessité de me retrouver dans l’église ou dans ma chambre pour prier seule car sans cela, je n’aurai pas constamment la force de chercher Dieu au milieu du marché de Noël ou autre…. Je parlerais donc plutôt de « clôture portative ». Sa vocation est de me donner la possibilité de chercher Dieu là où Il est, dans la conscience permanente que c’est bien Lui que je cherche et rien d’autre. Ma « clôture portative », personnelle, elle me sert donc à ne pas me dissiper.

    Sœur M.E. : Je rejoins tout à fait Pamela. Très concrètement, je ne mets pas de clôture entre l’intérieur et l’extérieur. Je pense que c’est toujours plus facile de porter un regard d’espérance sur des gens que l’on côtoie peu, à l’extérieur, que sur les sœurs avec qui nous vivons au quotidien, à l’intérieur. Mais voilà, comment faire advenir le Royaume de Dieu qui est un Royaume de paix, de justice, de miséricorde au cœur de notre monde ? Là est le but de notre vie. Le but de notre vie, c’est la vie éternelle, c’est le Royaume de Dieu. Non pas quelque chose qui pourrait avoir lieu dans beaucoup de temps, auquel il faudrait consacrer toute notre vie puis attendre de passer par la mort et enfin d’aller vers la vie éternelle ! « Le Royaume de Dieu est déjà là » nous dit le Christ, c’est un mouvement d’incarnation, Dieu s’est fait homme et nous pouvons vivre cette incarnation au travers de tout ce que nous mettons en œuvre, les activités, les temps de prière, les temps de solitude, les temps de travail, les temps communautaires…. Qu’il y ait un surcroit d’humanité et d’humanité de Jésus-Christ au cœur de notre monde, ça c’est vraiment le but. En fait, souvent, on dit que les moines et les moniales ne servent pas à grand-chose, c’est clair, nous ne sommes pas productifs, mais notre utilité réside dans quelque chose de très cachée : par quoi je peux croire que l’autre est aimé et espéré par Dieu si ce n’est pas par ma foi ? Nous investissons sur l’éternité.

    Pensez-vous avoir un rôle d’exemplarité à tenir ?

    Sœur M.E. : Je suis très méfiante avec l’idée d’exemplarité d’autant que l’Église ne peut pas se reposer sur son exemplarité et ceci ne date pas d’hier. J’avoue être très pauvre en matière d’exemplarité car je sens bien que mon cœur humain est le même cœur que celui de n’importe quel humain et qu’il est traversé par les mêmes émotions, par les mêmes péchés, par les mêmes contradictions. Saint-Paul dit que le vieil homme doit mourir en nous (ou la vieille femme). Lorsque l’on s’attache beaucoup à l’exemplarité, le danger c’est non seulement de tomber comme tout le monde mais c’est aussi d’être attaché à l’image et non à la réalité de ce que nous sommes. L’image de l’Eglise est profondément écornée de nos jours, c’est peut-être tant mieux – non pas évidemment que certains soient objets de scandale et que d’autres en aient profondément souffert- mais peut-être que cela nous emmènera loin de l’image que l’on veut que l’on ait de nous et que nous retournerons à la source profonde du Christ. Saint Jean Baptiste nous dit « moi, je dois décroitre pour que Lui ait toute la place » : notre mission est de désigner le Christ et dans la vie monastique, nous avons vocation à désigner cette éternité d’amour qui nous attend. Si l’exemplarité réside dans l’image que nous avons de nous-mêmes, nous allons nous fracasser comme tout le monde.

    Sœur P. : La question est : est-ce que je veux séduire ou est-ce que je veux être en cohérence avec moi-même et avec ce que je reçois de Dieu ? Dans les Evangiles, Jésus dit « vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde » et comme Eglise, nous croyons que nous avons comme mission d’être le sel, ce qui donne de la saveur, et d’être la lumière. Mais là, nous sommes en train de voir ce qui arrive lorsque le sel et la lumière sont « conservés », utilisés pour un profit personnel. Je suis juste un vase d’argile qui porte le sel.  Je sais que cela ne vient pas de moi

    Sœur M.E. : Saint Jean-Baptiste témoigne, il montre quelque chose d’autre, il n’est pas là pour lui-même.

    Vous êtes des témoins ?

    Sœur P. : oui, il y a une forme de témoignage, une volonté de témoignage.

    Pour terminer, voulez-vous nous parler de ce projet de maison ? :

    Sœur M.E. : le constat de départ est que, depuis 27 ans, les sœurs vivent entre l’église, le réfectoire et la cuisine du Quai Saint Jean d’un côté, et un appartement inadapté et des chambres dispersées qui se trouvent à distance de leur lieu de vie, de prière et de mission, d’un autre côté. Ce n’est pas vivable.

    Nous avons donc vraiment besoin d’une maison au sein de laquelle notre Fraternité puisse se trouver rassemblée, pour, justement, vivre la fraternité ; d’une maison qui nous aide à passer de la diversification à l’unification tout particulièrement dans un monde porté par l’égocentrisme. Nous nous rendons compte que notre dispersion ne nous permet pas d’apporter à la Ville ce que nous sommes appelées à faire, une oasis de prière, de paix, de fraternité car nous sommes toujours à courir entre tous nos lieux.

    Sœur Pamela l’a expliqué, nous n’avons pas une clôture physique mais tout de même, pour avoir cette clôture du cœur, il nous faut avoir un lieu privilégié, paisible et dédié. Nous vivons un appel et nous avons une mission pour la Ville et pour l’Église ; favoriser cette solitude, ces temps de prière, ce cœur à cœur avec Dieu est essentiel non pour nous-mêmes mais parce que nous croyons que la paix que nous recevons doit rayonner. C’est là l’essence de notre appel et de notre mission.

    Les moniales vivent en général, depuis des siècles, dans des lieux spécifiques où se trouvent leurs cellules et ce n’est pas pour rien, l’histoire, le vécu prouvent aussi cette nécessité …

    Sœur M.E. : Le mot de cellule pour ce qui nous concerne rencontre vraiment l’idée de la cellule du corps humain : c’est là où se trouve le noyau, l’ADN. Il y a tout dedans.  En même temps, la façon dont je vis « en cellule » irrigue le reste de ma vie, ce n’est pas du tout pareil que la chambre d’un étudiant, les utilisations et les repères sont totalement différents.  Cette vie de solitude est importante, si la cellule n’est qu’un lieu pour dormir, ce n’est pas ajusté. Et c’est ce qui est le cas aujourd’hui.

    Le diocèse de Strasbourg est en train d’acquérir une maison à proximité de l’église Saint-Jean où toutes les sœurs pourront résider « comme un seul corps ». Cette maison, vendue par l’Église protestante, leur sera dédiée après la phase de travaux qui débuteront dès que 80% des fonds nécessaires seront trouvés.

    Merci beaucoup à Sœur Marie-Emmanuelle et à Sœur Pamela pour leur accueil et ce temps de partage.