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Mar 22
Sommaire

    Nous vivons dans un monde où se côtoient de multiples cultures : origines, religions, cultures, manières de penser etc. dans nos familles et nos lieux de vie. Notre volonté étant de vivre l’Évangile en articulation avec celles et ceux que nous rencontrons au quotidien, cela ne peut se faire qu’en prenant en considération cet état de fait.

    Puiser sa foi dans la pluralité des cultures

    Considérant le Concile Œcuménique Vatican II comme un terrain commun, j’emprunte le concept de culture à la Constitution apostolique Gaudium et spes (53) :

    Au sens large, le mot culture désigne tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain.

    Il en résulte que la culture humaine comporte nécessairement un aspect historique et social et que le mot « culture » prend souvent un sens sociologique et même ethnologique. En ce sens, on parlera de la pluralité des cultures. Car des styles de vie divers et des échelles de valeurs différentes trouvent leur source dans la façon particulière que l’on a de se servir des choses, de travailler, de s’exprimer, de pratiquer sa religion, de se conduire, de légiférer, d’établir des institutions juridiques, d’enrichir les sciences et les arts et de cultiver le beau. Ainsi, à partir des usages hérités, se forme un patrimoine propre à chaque communauté humaine. De même, par là se constitue un milieu déterminé et historique dans lequel tout homme est inséré, quels que soient sa nation ou son siècle, et d’où il tire les valeurs qui lui permettront de promouvoir la civilisation.(1)

    La culture est ainsi le fruit de l’exercice de la liberté humaine. Les êtres humains établissent librement les relations par lesquelles chercher et donner un sens à l’existence, à la vie de tous les jours, personnelle et sociale.

    Les relations culturelles naissent du besoin humain de donner un sens partagé à la vie en commun (idéaux, valeurs, attitudes…), d’établir le mode de produire, de distribuer et de consommer les biens matériels nécessaires pour la vie (relations économiques), et de prendre des décisions sur le sort et le gouvernement de la société civile (relations politiques)(2). Les religions et spiritualités constituent une part importante du sens, des symboles et des significations données à la vie d’un groupe humain à travers la culture(3).

    Étant historiques, les relations humaines sont dynamiques et muables. Par conséquent, la culture est à la fois personnelle et partagée. Chaque personne trouve sa propre identité dans la culture.

    L’inculturation ou mieux comprendre la diversité culturelle

    L’inculturation(4) comprend deux aspects complémentaires(5). Le premier, c’est le processus de s’inculturer dans sa propre culture, c’est-à-dire d’acquérir une conscience « critique » vis-à-vis de celle-ci afin d’établir des relations positives avec la diversité culturelle.

    L’inculturation dans sa propre culture suppose que l’on connaisse et que l’on franchisse les barrières sociales et intergénérationnelles du groupe social auquel on appartient. C’est un processus à travers lequel on découvre la réalité dont on fait partie et on parvient à reconnaître ses richesses et ses limites.

    Le deuxième aspect, c’est l’inculturation dans une autre culture. C’est comme si on déménageait dans une autre famille, dans laquelle on arrive avec ce qu’on est, et on apprend un autre univers de relations sociales à travers lesquelles on donne un sens à la vie, on organise la communauté, on produit et on répartit les biens nécessaires. C’est toujours un dialogue entre la culture de laquelle on provient et celle dans laquelle on arrive. Pour vivre cela, il n’est pas nécessaire d’aller à l’autre bout du monde.

    Voyons dans cette même perspective le texte de l’épître de saint Paul aux Philippiens 2,6-8(6) Sans perdre sa nature divine, sa « culture », Jésus va parmi les hommes et s’identifie jusqu’à la mort avec la condition humaine. En effet, comme le rappelle le P. Arturo Sosa, supérieur général des jésuites, les Évangiles nous décrivent Jésus, que nous reconnaissons comme l’homme universel, inculturé dans une réalité humaine concrète, à partir de laquelle il faut apprendre à s’ouvrir à d’autres.

    L’épisode de la rencontre avec la femme syro-phénicienne(7) nous montre un Jésus qui réagit spontanément en accord avec la culture dans laquelle il a grandi. En un deuxième temps, il sort pour aller à la rencontre des besoins de la femme et franchit les barrières de sa culture pour rencontrer l’humanité qui a besoin de salut. À partir de son expérience humaine, Jésus-Christ nous libère aussi des schémas culturels.

     L’Évangile de Jésus est à un tel point universel qu’il peut s’incarner dans toute culture et provoquer son humanisation. Autrement dit, pour être chrétien, il n’est pas nécessaire de se dépouiller de sa propre culture et adopter une culture chrétienne inexistante. Pour être chrétien, il faut s’ouvrir à la conversion que présuppose l’expérience de la miséricorde et du pardon, expérience qui mène à la réconciliation avec Dieu par la rencontre avec l’autre et avec sa propre réalité. Toute culture a besoin de cette expérience de pardon pour accroître son humanité.

    L’interculturalité, un chemin vers l’universalité

    Le Concile Vatican II a perçu très clairement les changements importants auxquels s’approchait l’humanité. Il a pressenti le processus que nous décrivons aujourd’hui comme passage de l’ère industrielle à l’ère de la connaissance. Les rapides avancées technologiques, l’accès à l’information, la mobilité humaine et la mondialisation sont des aspects emblématiques de ce changement d’époque. Nous vivons ce changement sous de nombreux aspects de la vie quotidienne, et peut-être sommes-nous moins conscients des nombreux changements, profonds et importants, qui se produisent dans les cultures et dans les relations intergénérationnelles(8).

    La catholicité est la dimension qui nous permet de comprendre l’universalité du point de vue de l’expérience spirituelle du Dieu de Jésus de Nazareth. En effet, Jésus est né à la périphérie de l’Empire, dans une petite nation colonisée, et a fait activement partie de son peuple ; il a donné sa vie pour annoncer la libération, don de Dieu, à travers ses paroles et ses œuvres ; crucifié et ressuscité, il a envoyé ses disciples diffuser son message de salut parmi toutes les cultures. La communauté des disciples de Jésus — l’Église — a dû dépasser, non sans tensions, son horizon local pour aller au-delà de ses frontières culturelles et vivre la catholicité au sens d’universalité avec des racines locales.

    La définition retenue lors du Congrès de l’Union des Supérieurs généraux, à Rome, en mai 2017, indique que le chemin de catholicité implique l’être humain capable de se sentir membre de l’humanité parce qu’il a acquis une conscience « critique » de sa propre culture (inculturation), capable de reconnaître avec joie celle des autres êtres humains (multiculturalité) et d’établir des relations avec les autres, en s’enrichissant de la variété dont fait partie sa propre culture (interculturalité). L’universalité vécue ainsi peut se transformer en promotion de la justice sociale, de la fraternité et de la paix.

    L’interculturalité(9)serait donc le chemin pour accéder à la dynamique « rencontre et dialogue », car elle reconnaît que les différences culturelles sont la révélation du visage de l’humanité créée à l’image et ressemblance de Dieu, enrichie par l’échange de plus en plus profond entre elles. L’interculturalité n’est donc pas une fin en soi, mais le moyen par lequel nous créons les conditions pour vivre pleinement l’humanité. L’interculturalité contribue au respect de la dignité des personnes, des cultures et des peuples.

    Le chemin continue

    Le chemin de l’interculturalité offre de nouvelles opportunités à la mission de l’Église dans le monde actuel. Nous vivons dans des sociétés blessées, surtout à cause de la pauvreté et des conditions dans lesquelles vit la majorité de la population mondiale. Face à la crise du modèle de relations humaines créé jusqu’à maintenant, le pape François invite à ne pas cesser nos efforts d’inventer et de mettre en pratique un modèle alternatif, plus lié aux aspirations humaines que l’Évangile résume dans les dimensions du Royaume de Dieu : justice, paix et amour.

    Chrétiens ayant reçu le don de la foi, nous croyons qu’un autre monde est possible parce que Jésus s’est incarné parmi nous, a donné sa vie sur la croix pour le pardon des péchés de tous et, ressuscité, il participe à la vie du Dieu qui nous a promis son royaume. Au service de cette foi, ancrés en elle, nous nous engageons dans le ministère de la réconciliation des êtres humains entre eux, des êtres humains avec la nature créée, et de tous avec Dieu. Ce sont là trois dimensions simultanées de l’appel du crucifié-ressuscité pour parvenir à la libération du genre humain(10).

    Itinérance

    La croissance des migrations dans le monde entier peut nous servir d’exemple. La mobilité a caractérisé l’humanité depuis ses origines. Nous assistons à l’heure actuelle à une croissance exponentielle de la mobilité humaine grâce au développement technologique et la tendance mondialisatrice de l’époque historique que nous vivons. Bien que la mobilité humaine librement choisie ait aussi augmenté au niveau mondial, la plupart des flux migratoires actuels sont forcés en raison des conditions de pauvreté, des violations des droits de l’homme, des guerres, des violences sociales et de la traite de personnes.

    Ce qui enthousiasme et mène à l’interculturalité, c’est la dynamique de « la rencontre et du dialogue » partagée, discernée en commun, planifiée avec bon sens et évaluée avec réalisme.

    La rencontre avec les autres requiert un processus de formation dialoguant dans maintes dimensions au même temps : le contexte, les cultures, l’histoire, les processus personnels, la préparation intellectuelle… Ce n’est qu’avec l’aide de la grâce de Celui qui nous invite à cette vie qu’il est possible de s’ouvrir à l’expérience de l’interculturalité comme dimension de notre vie chrétienne.

    Le Christ, en effet, a envoyé ses disciples « sans rien pour la route » (Lc 9, 2) afin qu’ils ne soient pas trop encombrés pour rencontrer tout simplement des visages et des vies concrètes d’hommes et de femmes en entrant dans leur maison — c’est-à-dire dans l’intimité de leur cœur — et en leur communiquant la lumière de celui en qui ils trouveront le repos(11).

    C’est ainsi qu’un tel ressourcement dans notre esprit commun conduira chacun à discerner son chemin propre dans les circonstances des communautés locales que nous voulons servir avec toujours plus de zèle. Ceci sera sûrement source d’un véritable renouvellement. Nous avons aussi remarqué que le « discernement évangélique »(12) est la méthode que le pape François nous a assignée, au début de son pontificat, dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium où il a désiré « indiquer des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années »(13) en précisant que le seul critère pour que ce discernement soit effectif et sans faux-fuyants est d’aller ad extra(14).

    Tout le reste est l’incarnation des multiples appels de l’Esprit dans la réalité particulière d’un lieu qu’il faut prendre en charge pour lui donner une réponse pleinement évangélique. Et une fois que nous savons regarder cette réalité remplis par « l’amour du Christ qui nous presse » (2 Co 5, 14), nous pouvons discerner sans cesse des appels pour lesquels nous prions le Seigneur d’envoyer de nouvelles personnes à sa moisson (Mt 9, 38).

    (1)Gaudium et Spes, 53

    (2)Affirmer le caractère relationnel de la culture, ainsi que reconnaître l’égalité entre les cultures ne veut pas dire proposer le relativisme.

    (3)Cf. STANISLAUS, L. – UEFFING, M. (eds.), Interculturalidad, Estella (España), Ed. Verbo Divino, 2017, pp. 18-22, synthèse des éléments de la culture.

    (4)L’inculturation est un concept qui dépasse celui de déculturation (abandon douloureux de sa propre culture) et d’acculturation (acquisition passive ou involontaire d’une autre culture). Cf. MELLA, Pablo, ¿Qué significa formar interculturalmente a un jesuita en América Latina? Mimeo, Centro Bonó, República Dominicana, 2016

    (5) P. Arturo Sosa s.j., intervention à l’USG mai 2017

    (6)Lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ;  et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. 

    (7)Mc 7,24-30.

    (8)P. Arturo Sosa s.j., ibid.

    (10) P. Arturo Sosa, s.j., ibid.

    (11)Saint Augustin, Confessions, I, 1, 1.

    (12) François, Evangelii Gaudium 50.

    (13)François, Evangelii Gaudium 1.

    (14)Cf François, Evangelii Gaudium 20 : « Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. […]nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile. »