Newsletter « Au fil du dialogue interreligieux » septembre-octobre 2023

Sommaire :

  • Colloque du 26 octobre 2023 : « La fin de vie, un chemin d’humanité »
  • Journée dédiée à la laïcité à Bischwiller
  • Table ronde « L’Europe a-t-elle besoins des religions ? « 
  • Festival des Sacrées Journées
  • Colloque à l’université de Strasbourg : « 30 ans après ‘Kokkinakis contre Grèce’ : la construction prétorienne d’un droit européen des religions »
  • Focus sur la fête de Souccot
  • Agenda des fêtes religieuses

Au fil du dialogue interreligieux

 

Année André Neher

Le Consistoire israélite du Bas-Rhin a souhaité faire de cette année 2023 l’année André et Rina Neher.   En effet, cette année marque les 35 ans du décès de l’écrivain et philosophe juif qui, avec son épouse, Renée dite Rina, historienne du judaïsme, a fait rayonner, dans les années 50 et 60, la culture juive francophone dans le monde universitaire.

André Neher est né à Obernai en 1914 dans une famille juive respectueuse de la tradition. La famille Neher s’installe à Strasbourg afin de permettre à ses enfants d’accéder aux études universitaires. Tout en étudiant l’allemand qu’il enseignera au lycée Kléber, André Neher entreprend une thèse sur l’Allemagne dans l’œuvre de Heinrich Heine. Parallèlement, il poursuit des études hébraïques, bibliques et talmudiques. Durant la deuxième guerre mondiale sa famille se réfugie à Lanteuil, en Corrèze. Cette période constituera pour lui une deuxième naissance. Il décide d’abandonner sa thèse et l’étude de l’allemand pour se consacrer désormais aux études juives. Maître de conférences de littérature juive ancienne et moderne de 1955 à 1957 à l’université de Strasbourg, il y obtiendra la création de la licence puis du doctorat d’hébreu moderne et œuvrera pour la promotion des études hébraïques en France.

Chef de file, avec Emmanuel Levinas et Léon Ashkenazi dit Manitou, de « l’École de pensée juive de Paris », il est l’un des principaux artisans du renouveau du judaïsme en France après la Shoah.

Profondément actif au sein de la communauté juive de Strasbourg, André et Rina Neher y ont laissé l’empreinte d’un couple dynamique et humaniste, tout particulièrement en œuvrant auprès de la jeunesse.

Nous avons rencontré le rabbin Ariel Rebibo, qui a participé à l’organisation de ce colloque.

Rabbin Rebibo, André Neher est considéré comme un personnage clef du renouveau de la pensée juive après la Shoah. Dans un premier temps, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est « la pensée juive » ?

La pensée juive, c’est ce que le judaïsme a à dire sur le monde, sur la relation de l’homme à Dieu, de l’homme à l’homme, de l’homme à la société, de l’homme à la politique, de l’homme à l’économie.  Elle englobe tous les sujets qui ne relèvent pas strictement de la Halakha, c’est-à-dire des règles de la pratique du judaïsme.

Certains font un raccourci en appelant cela de la philosophie juive, toutefois, le mot « philosophie » a un sens assez précis. Dans ce que l’on appelle « la pensée juive » le champ est beaucoup plus large, vous y trouvez de la psychologie, de la sociologie, de la mystique, etc.

La pensée juive va connaître, tout au long des siècles, de nombreuses façon de s’exprimer :  elle passera par la prophétie et la Haggadah dans un langage proche de celui des mythes puis par la confrontation entre révélation et raison avec l’apport de la philosophie arabe, elle-même nourrie par la philosophie grecque. Se développeront ensuite les courants mystiques, tel le hassidisme.

En France, après la révolution française, des universités vont s’intéresser à la pensée juive mais ce fut peu le cas des communautés juives elles-mêmes. Cette période qui va jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale est celle d’une grande assimilation du judaïsme. La pratique et l’étude juives sont le plus souvent délaissées. Il existe quelques communautés très pratiquantes mais qui accordent peu de place à l’étude de la pensée juive.

C’est le choc terrible que représente la Shoah qui va être, pour beaucoup de Juifs, l’occasion d’entamer une réflexion, entre autre, sur leur identité. Cette réflexion aura lieu dans le monde entier mais elle va être particulièrement marquée en France au sein de l’Ecole de pensée juive de Paris.

Les artisans essentiels de cette école sont André Neher, Emmanuel Levinas et Léon Ashkénazi dit Manitou. Ils s’investiront, chacun à leur manière, dans une réflexion profonde sur une quantité de thèmes fondamentaux en corrélation avec l’identité juive : l’histoire, les processus historiques, ce qu’est une nation, etc.  A des questionnements modernes, on ira chercher des réponses au sein des sources juives anciennes afin de trouver des éclairages pertinents sur la manière de les appréhender.

L’École de pensée juive de Paris a été le vivier d’un foisonnement de pensées, d’actions, d’écritures, de prises de parole, de militantisme qui a réellement fait naître un nouveau judaïsme après la Shoah et dans le contexte de la création d’Israël.  Elle organisait annuellement un colloque d’intellectuels juifs de langue française qui, durant plusieurs jours, nourrissait le renouveau de cette pensée. On y trouvera des personnes, croyantes ou non, aussi diverses que Eliane Amado Levy-Valensi, Elisabeth de Fontenay, Vladimir Jankélévitch, Jacques Derrida, Raymond Aron, Albert Memmi, Robert Misrahi ou Henri Atlan.

A quelle source principale et ancienne va se référer André Neher pour fonder sa réflexion ?

André Neher va d’abord renouveler complètement les études bibliques juives en dégageant « l’essence du prophétisme ». Il va s’attacher ensuite à l’étude des textes du Maharal de Prague, grande figure du mysticisme juif du XVIème siècle. Bien sûr, le Maharal a vécu au 16ème siècle dans un contexte très différent de celui du 20ème. Mais là est tout l’enjeu : voir dans la pensée de cet auteur ce qui peut servir à la compréhension des évènements d’aujourd’hui et en tirer un enseignement utile.

A l’époque où Neher va l’étudier, le Maharal de Prague n’est pas considéré comme un grand penseur. Par ailleurs, c’est un auteur qui est très difficile d’accès du point de vue de la langue, de la syntaxe, etc.  Et vraiment, il faut faire un effort considérable pour l’étudier.  Aujourd’hui, le Maharal de Prague est devenu une sorte de phare de la pensée juive et c’est sans doute aussi grâce à des gens comme Neher dont le travail et les écrits rendront sa pensée très séduisante. On ne peut pas, de nos jours, faire l’impasse sur l’étude des textes du Maharal. Il est devenu incontournable.

La particularité de Neher est de formuler dans un langage moderne des idées de la tradition ancienne. Pour beaucoup, il s’agissait d’une révélation. Le savoir juif pouvait être dit dans la langue de l’université et répondre aux questions existentielles. D’une manière générale, Neher est un homme qui faisaient se rencontrer des univers différents : humanisme et spécificité juive, laïcité et religion, histoire séculaire et messianisme, pensée et art. Une part importante du colloque sera d’ailleurs consacrée à Neher et la musique ainsi qu’aux échanges avec la sculptrice Anna Waisman. Une exposition lui sera d’ailleurs consacrée.

Sur un autre sujet, pouvez-vous revenir sur l’implication d’André Neher dans la vie de la communauté juive de Strasbourg ?

André Neher avait le titre de rabbin et il s’occupait de la synagogue où je me trouve. Elle se nommait à l’époque le Merkaz des jeunes. Avec Lucien Lazare, il s’est donné comme but de faire se retrouver ensemble tous les jeunes de la communauté, ce qui paraît normal aujourd’hui mais qui représentait un véritable défi à l’époque : rassembler des Juifs venant de communautés très différentes. Pour comprendre son attitude, il est important de rappeler une chose essentielle : quand les Juifs d’Europe de l’Est, dans les années 1920-1930 et dès le début des persécutions nazies, sont arrivés en France, fuyant les pogroms, ils n’ont pas toujours été bien accueillis par les Juifs de France. Les Juifs de France étaient devenus des citoyens français au même titre que les autres citoyens et beaucoup ressentaient une sorte de complexe quant au fait d’être juif d’où une assimilation très forte.

La guerre a rapproché dans le malheur les juifs quelques soient leurs origines. Celui qui pensait être plus proche de son voisin catholique, s’est découvert en l’autre Juif un frère même s’il venait du bout du monde, même s’il ne vivait pas comme lui. C’est à ce moment-là que l’identité juive s’est retrouvée au-devant de la scène : français ou étrangers, religieux ou non religieux, assimilés ou non, riches ou pauvres, etc. tous avaient subi le même sort.

Pour André Neher, savoir que des Juifs n’avaient pas bien accueilli d’autres Juifs a été un vrai choc. Il va non seulement en prendre conscience – ce que d’autres vont faire également –  mais lui, va associer à cette conscience une action très dynamique. Il va faire quelque chose qui est tout à fait nouveau à cette époque, à savoir mettre dans le même bâtiment des jeunes qui sont polonais et alsaciens, des Juifs religieux et d’autres antireligieux. Neher a souhaité que cette maison des jeunes accueille tous les jeunes pour qu’ils puissent s’y rencontrer et mieux se connaître.  Ensuite, quand il y a eu les rapatriés d’Algérie, il a milité pour que l’erreur de ne pas accueillir les autres Juifs ne se reproduise pas.  Et heureusement, il y a alors eu, de la part de la communauté juive de Strasbourg, un véritable débordement de fraternité. Ces Juifs d’Algérie qui vont arriver, apportant avec eux des différences culturelles considérables, vont se voir ouvrir les portes des synagogues, on va leur trouver des logements, du travail, on va les aider à inscrire leurs enfants dans les écoles. L’identité juive ne sera plus limitée à une sorte d’individus, elle traversera les frontières.

Cette activité communautaire intense, André Neher l’a menée avec son épouse, comme d’ailleurs sur le plan intellectuel, une grande partie de leurs travaux respectifs est le fruit d’une réflexion à deux.

J’ajouterai qu’André Neher a été particulièrement actif dans les relations avec le christianisme. Et, encore aujourd’hui, dans les études bibliques ou théologiques, l’œuvre de Neher est parfois citée par des auteurs chrétiens.

Toutefois, Neher quittera la France pour aller vivre en Israël à la fin des années soixante. Comment André Neher a-t-il perçu la création de l’Etat d’Israël ?

Au départ, Neher était distant face à la création d’Israël. C’était à ses yeux un événement historique très intéressant, avec une portée religieuse, mais le fait que la terre soit prise à quelqu’un le gênait beaucoup. Neher était un humaniste. Le conflit avec le monde arabe va le mettre mal à l’aise. Il pense que l’on peut trouver une solution qui contente tout le monde. Or, la violence entre les nations arabes et Israël va aller grandissante. Finalement, la Guerre des Six jours et le fait que l’Etat d’Israël prenne Jérusalem vont avoir un retentissement considérable. Que Jérusalem, après des millénaires, revienne dans le monde juif, cela possède à ses yeux une dimension religieuse, cela se situe dans la suite de la sortie d’Egypte et de la destruction du Temple. La création de l’Etat d’Israël prend place dans les schémas historiques de l’histoire messianique du peuple juif.

Il faut comprendre que l’expérience commune à l’ensemble de la communauté juive mondiale qui s’est produite avant la guerre des Six Jours a eu plus d’importance que la guerre elle-même. La guerre a pris l’importance qu’elle a eue à cause de ce qui s’est passé avant et elle vient seulement clore de manière prodigieuse cette expérience. Les semaines qui l’ont précédée, une montée en puissance de la haine anti-juive s’est exprimée dans le monde entier en particulier dans le monde arabe. Le sentiment qui a été ressenti, c’est que les Juifs risquaient de vivre une seconde Shoah. Et qu’une fois de plus, les nations n’allaient pas les aider, qu’ils ne pouvaient compter sur personne. Il fallait donc se battre.

Après la guerre des Six Jours, certains ont eu l’impression d’être passé du pire au meilleur, des ténèbres à la lumière, à une lumière d’autant plus grande que ce retour de Jérusalem était inattendu. Neher a fait alors partie de ces gens qui ont jugé que l’histoire juive s’écrivait en Israël et non plus en France. Il a donc estimé qu’il était impératif, pour lui, de partir là-bas et de participer de cette manière à cette écriture.

Cela a été une remise en question de tout ce qu’il avait accompli. Mais son départ en Israël s’inscrit, je crois, dans la continuité de sa pensée quant à son rapport avec son identité juive. Par ailleurs, il a poursuivi son œuvre en français depuis Jérusalem et a continué à participer activement aux colloques qui avaient lieu en France.

Quelle est l’influence de l’œuvre d’André Neher de nos jours ?

On assiste depuis dix ans à la montée d’une nouvelle génération qui se pose, de nouveau, ces questions identitaires. Qui, souvent, sont allés en Israël et en sont revenus. Des chercheurs travaillent sur ce qui s’est passé au sein de l’École juive de Paris. La jeunesse juive d’aujourd’hui se pose les mêmes questions qu’alors mais dans un contexte très différent : qu’est-ce que c’est qu’être Juif ? Quelle est la relation de l’Homme à Dieu ? Quel est le sens de l’histoire ? Quel est le rôle de la Diaspora ?

Avec la Shoah et la création d’Israël qui furent au cœur de l’action et des réflexions d’André Neher, la matérialité du Juif s’est faite réalité, être juif n’était plus seulement une idée, c’était un fait réel qui avait et a engendré des actions concrètes. Aujourd’hui, le contexte a changé et les mêmes questions demandent de nouvelles réponses.

A travers ce colloque, nous souhaitons rappeler et mettre en valeur la richesse de ces réflexions et tout ce qu’elles peuvent nous apporter aujourd’hui. Faire de ces réflexions, de ces actions, les sources de réponses aux enjeux d’aujourd’hui. Et, d’une certaine façon, passer le témoin à la génération actuelle.

Rencontre avec le président de la grande mosquée de Strasbourg

La grande mosquée de Strasbourg va fêter ses dix ans du 23 au 30 septembre 2022.  Quels sentiments cela vous inspire-t-il ?

Que le temps passe vite ! 10 ans déjà ! Je ressens surtout un sentiment de fierté :  en 10 ans, la mosquée a pris ses marques en devenant la plus importante institution musulmane de notre région. Les Musulmans en sont fiers et nos concitoyens l’ont adoptée.  Et puis surtout, cette mosquée a été réalisée en partenariat avec les collectivités locales, ce qui fait qu’il ne s’agit pas là d’un projet mené uniquement à l’adresse des Musulmans ; c’est un projet alsacien et strasbourgeois, que chaque citoyen peut s’approprier. Nous accueillons à la mosquée toute personne qui souhaite la visiter, croyants ou non-croyants. Elle est ouverte sur la cité.

C’est aussi un sentiment plaisant et rassurant que de voir qu’après ces 10 années, la jeunesse est désormais présente pour assurer le relai ; il y a eu, avant nous, une génération de bâtisseurs et nous allons d’ailleurs profiter de ce temps de fête pour leur rendre hommage. Aujourd’hui, il y a une jeune génération qui prend le relai et qui est en phase avec son temps. Nous comptons sur elle pour continuer le chemin.

Vous étiez présent à l’inauguration de la mosquée le 27 septembre 2012, quel est le moment qui vous a le plus marqué ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est de voir la diversité des personnes qui étaient présentes ou représentées, car nous avions manqué de place pour accueillir tout le monde. Il y avait beaucoup de responsables politiques et religieux.  La séquence la plus importante à mes yeux réside dans la parole commune portée par les cultes et exprimée par le grand rabbin Gutmann[1].  C’était un instant fort dans un moment aussi symbolique que celui-ci à savoir l’inauguration d’un lieu de culte musulman, le premier dans notre région.

Présider une mosquée en Alsace, c’est une chance ?

Je ne sais pas si nos amis des autres régions peuvent penser les choses différemment mais oui, nous avons de la chance d’être en Alsace. Ici, le rapport à la religion est paisible et nous n’avons pas le même type de rapports conflictuels que l’on peut trouver dans d’autres régions. Nous sommes évidemment parfois influencés par des histoires nationales, nous ne sommes pas à l’abri de ce qui se raconte dans les médias mais il n’en demeure pas moins que le citoyen d’ici vit un rapport serein avec les religions ; même s’il n’est pas croyant lui-même, même s’il n’est pas pratiquant, il n’y a pas d’hostilité flagrante. En Alsace, le réseau interreligieux est très puissant, c’est un levier très important sur lequel on peut s’appuyer. Le fait religieux est présent dans la cité, il est régulièrement invité dans le paysage sociétal et il est présent au sein de nos institutions, que ce soit à la Région Grand Est avec le Comité interreligieux auprès de la Région – ce qui est tout de même un phénomène exceptionnel dans une collectivité- , ou par le fait que des élus et des chargés de mission soient en charge de cette thématique au sein des trois collectivités territoriales : Ville, Collectivité Européenne d’Alsace et je viens de le mentionner, Région Grand Est.  Si nous ajoutons à cela la relation qui existe entre les différents cultes, on voit qu’il y a ce qu’il faut pour créer une ambiance fraternelle. Quand une communauté traverse une difficulté, tout le monde se met derrière et quand il y a des moments de joie, tout le monde est présent aussi.

Pour réaliser cette mosquée, nous avions le choix entre deux façons de faire : soit en achetant nous-même un terrain et en faisant les choses en restant renfermer dans notre communauté soit en sollicitant la société civile par la demande de l’obtention d’un bail emphytéotique.  C’est le choix que nous avons fait et ceci, comme je l’ai expliqué plus haut, pour que tous nos concitoyens puissent accompagner ce projet. Ici, les trois collectivités ont été présentes pour accompagner, puis pour subventionner la construction de ce que nous appelons « La grande mosquée de Strasbourg », ce qui est, je le redis, exceptionnel en France.  Lors du concours d’architecture, les élus de ces collectivités étaient représentés de même que les architectes et les services d’urbanisme municipaux ainsi que les représentants de cultes. Un des bureaux d’architecture avait proposé un projet très proche de ce que l’on peut voir dans un pays maghrébin et nous l’avons rejeté car, tout simplement, ce n’était pas un projet pour Strasbourg. Nous souhaitions un projet qui s’inspire un peu de l’architecture alsacienne, qui s’intègre parfaitement dans le paysage avoisinant et qui ne heurte pas l’œil.  Et puis il y avait eu la déclaration de 1998 des quatre cultes reconnus[2], qui a permis de convaincre les politiques que les musulmans avaient besoin d’un lieu de culte digne, qu’ils avaient le droit de l’avoir. Cet appui de la part des quatre cultes nous a rendu service à nous mais il a aussi facilité la prise de décision politique, les élus hésitant à s’aventurer dans ce premier projet de construction de mosquée. Je rappelle qu’au moment où il a été mis sur les rails, il n’y avait aucun antécédent ici et nous n’avions aucune expérience. Par le soutien des autres cultes, notre position s’est trouvée confortée. Tout ce climat-là rend notre région hors du commun. Je pense qu’elle devrait servir de laboratoire et de modèle pour le reste de la France mais malheureusement tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. C’est dommage.

Comment voyez-vous l’avenir des citoyens français musulmans sur notre territoire ?

Les Musulmans présents sur notre territoire sont, pour la plupart, des citoyens français. Ils sont bien intégrés, la France est leur pays. Pourtant, de nos jours, un Musulman n’est pas systématiquement perçu comme un citoyen français de confession musulmane, on perçoit d’abord sa religion puis sa citoyenneté. C’est regrettable. La jeunesse d’aujourd’hui qui est issue de parents ou de grands-parents, voire d’arrières grands-parents émigrés, sont Français et fiers de l’être. Quand les jeunes vont dans leur pays d’origine pendant les vacances ou autre, ils se sentent comme des Français en vacances.  Ils ne parlent plus, pour la plupart d’entre eux, la langue du pays, bien que certains aient fait de cette double appartenance une vraie richesse.  Je pense qu’il est temps de cesser de renvoyer notre jeunesse à ses ancêtres, à ses origines et qu’il est temps de la traiter comme des citoyens à part entière.

Par ailleurs, la société traverse régulièrement des moments difficiles, des moments de crainte, d’interrogation, de doutes, et ces moment-là rejaillissent parfois sur la communauté musulmane. L’islam occupe aujourd’hui une partie importante dans le débat public et est souvent présent dans les débats de société. Je pense que l’islam a aujourd’hui passé le cap de l’interrogation quant à la nécessité de sa présence sur notre territoire, il est là, il fait partie du paysage. Bien sûr, cela revient amplement à la communauté musulmane d’organiser son champ religieux pour qu’il puisse être plus adapté et en phase avec la réalité. Nous connaissons quelques difficultés mais je crois qu’il y a assez de maturité chez les responsables musulmans, notamment religieux, et dans une grande partie de notre communauté, pour avoir une conscience vive du rôle que nous devons jouer dans l’amélioration de notre image qui est parfois encore trop négative. Ceci dit, il faut toutefois souligner que, par moment, nous subissons les répercussions de choses dont nous ne sommes pas responsables et qui nous mettent dans la situation de nous justifier pour des faits dont nous ne sommes pas à l’origine.

Cette notion d’Islam de France ou d’Islam en France, comment la comprenez-vous ?

Je comprends que l’islam doit s’adapter au contexte et qu’il le fait parfaitement. Si je mesure le chemin parcouru depuis les années 80 -car c’est à cette période-là que la première mosquée a été achetée à Strasbourg en 1982-, que je mesure le chemin parcouru jusqu’en 2012 -inauguration de la grande mosquée- et celui parcouru jusqu’à maintenant, je vois un chemin formidable durant lequel la communauté a évolué et a appris à vivre avec ses concitoyens. Je crois que l’Islam de France est là, dans sa maturité, dans son intégration, dans le sentiment d’aisance qui a grandi. Je comprends « l’Islam de France » comme un islam qui est en phase avec ses concitoyens, avec les valeurs de la République qui l’a accueilli. Je crois que c’est cela l’Islam de France et rien d’autre.

Il y a environ 2500 mosquées en France : est-ce que l’on peut lire, dans ce chiffre, une réponse positive de la part de la France dans son accueil de la communauté musulmane, même si cela a pris un certain temps ?  Finalement, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas eu d’accueil ?

Non, on ne peut pas le dire. Il est important de reconnaître les efforts faits par les pouvoirs publics. Et effectivement, le nombre de mosquée qui est à ce jour de 2500 à 3000 sur le territoire national montre qu’il y a eu un accompagnement des pouvoirs publics pour permettre aux citoyens musulmans de mieux s’intégrer.  Il n’y a pas de financement mais il y a la mise en œuvre de facilités pour l’acquisition des terrains par le biais de baux emphytéotiques par exemple, ou par des mises à disposition de locaux. Aujourd’hui, si on regarde en Alsace et tout particulièrement à Strasbourg et dans l’Eurométropole, on voit qu’il n’y a pas un quartier qui ne soit doté d’un lieu de culte.  On est sorti de « l’islam des caves », de « l’islam des appartements » et les musulmans peuvent désormais fréquenter des lieux dignes. Mais je tiens à souligner encore que le changement s’est aussi fait au niveau de la communauté, voyez comme la mentalité a changé, a évolué, comment elle a intégré les valeurs du pays. Reste que ce n’est pas toujours parfait mais il y a eu et il y a toujours des efforts considérables qu’il faut saluer.

Qui sont faits de part et d’autre ; c’est un chemin commun ?

Tout à fait.

Qu’est-ce que vous diriez à cette jeunesse qui se cherche dans son identité, dans son rapport à la religion musulmane, parfois avec beaucoup de naïveté, parfois avec de la violence. Qu’est-ce que vous auriez envie de lui dire aujourdhui ? Comment avez-vous envie de lui prendre (ou tendre) la main ?

Nous sommes parfois dans une certaine contradiction malgré les 2500 mosquées dont nous venons de parler car nous manquons tout de même de lieux de cultes. Je m’explique : durant les années 1980-1990, les pouvoirs publics ne se sont pas rendus compte du besoin des communautés en matière de locaux dignes pour pouvoir encadrer la pratique religieuse. Ce faisant, on a laissé à l’écart des lieux de culte une grande partie de la communauté musulmane, les jeunes tout particulièrement, ce qui fait qu’aujourd’hui ce sont Internet et les réseaux sociaux qui posent le cadre (un certain cadre) de l’Islam par la bouche de personnes malveillantes qui trouvent là des proies faciles.  On regarde les quelques ratés de l’encadrement car il y en a et il y en aura peut-être encore mais il faut aussi regarder toute la jeunesse qui a été sauvée par les lieux de culte. Je crois que lorsque les jeunes fréquentent les mosquées, ils s’immunisent contre ces dérives.  Si nous n’avions pas ces lieux, si nous n’avions pas ces imams qui s’impliquent dans la vie quotidienne des croyants, nous connaîtrions des conséquences plus dramatiques que celles que nous connaissons aujourd’hui. Il y a encore des efforts à faire, bien sûr, et c’est pour cela que la grande mosquée ne se contente pas d’œuvrer à l’intérieur de ses murs mais qu’elle s’active aussi à l’extérieur. Son but est de toucher cette partie de la communauté qui ne fréquente pas les lieux de culte. Nous allons à la rencontre de ces jeunes qui sont désintéressés ou bien qui ne sont pas convaincus par le fait de fréquenter une mosquée, ou pour qui la religion n’est pas la priorité, mais qui sont tout de même des proies faciles pour les réseaux malveillants. Malheureusement, nous n’avons pas assez de moyens pour toucher tout le monde et il est clair qu’aujourd’hui les réseaux sociaux font beaucoup de dégâts. Heureusement que nous avons une partie de nos imams qui sont jeunes, qui connaissent les réseaux sociaux et qui y sont également présents. Ils essayent de modifier la tendance et d’influencer cette jeunesse pour qu’elle puisse être préservée.

Nous allons terminer notre entretien par deux petites questions :

D’abord, pouvez-vous nous dire quelques mots sur le programme des festivités 

La mosquée ne célèbrera pas ce 10ème anniversaire entre musulmans. Elle va ouvrir ses portes à tous nos concitoyens et leur proposera de participer à ces festivités. Un village culturel prendra place pendant 10 jours sur l’esplanade de la mosquée. Tout le monde sera le bienvenu pour participer à des ateliers, des animations, des moments festifs, des moments ludiques pour les enfants.

Nous rendrons également un hommage aux anciens de la grande mosquée. N’oublions pas que nous allons célébrer deux évènements : le 10ème anniversaire de l’inauguration de la grande mosquée de Strasbourg et le 40ème anniversaire de la création de la première mosquée strasbourgeoise située Impasse de mai.  Ces deux évènements en un représentent le travail fourni par nos anciens, des gens simples pour qui un lieu de culte était important. Nous leur rendrons hommage ainsi qu’à ceux qui nous ont quitté.

Conférences, projections, expositions, etc. seront au programme pour jalonner ces dix jours.

Où trouver ce programme ?  Voir le site de Grande Mosquée www.mosquée-Strasbourg.com

Dernière question : quels sont vos vœux pour l’avenir ? Pour cette mosquée ?

Mon vœu est que notre mosquée continue de servir, qu’elle continue à être au service des gens, musulmans et non musulmans, qu’elle demeure un lieu où on se sent bien accueilli. Ensuite, notre patrimoine, c’est notre jeunesse : il s’agit donc de préparer le citoyen de demain, de préparer la relève en laissant à cette jeunesse l’occasion de s’impliquer d’avantage, pas seulement au travers du bénévolat mais également dans la prise de décision. C’est là mon espoir pour l’avenir : que cette jeunesse ne se renferme pas sur elle-même mais continue le chemin de l’ouverture, du dialogue et de l’échange parce que c’est notre garantie à tous d’avoir un monde de paix. Et je crois que, avec la présence d’un imam jeune et dynamique, c’est une chose qui est envisageable.

[1] Écouter le discours sur la vidéo : http://cibr.fr/nodeorder/term/1/inauguration-de-la-grande-mosquee-de-strasbourg-discours-du-rabbin-gutman

[2] Cultes catholique, protestant luthérien, protestant réformé et juif

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